``GRÈCE, ANNÉE 1282 AV. JÉSUS-CHRIST.« Aro, approche-toi. » souffla une voix féminine, au timbre extrêmement doux et mélodieux. Le jeune homme de vingt-trois ans obéit, trépignant intérieurement d’excitation en penchant son visage aux yeux bleus et à la chevelure mi- longue d’un noir corbeau vers le nouveau né que tenait sa mère, Hestia, entre ses bras pâles.
« C’est ta petite sœur, mon fils. Prend soin d’elle… »Il demeura impassible durant quelques secondes, ayant encore du mal à réaliser que sa famille allait s’agrandir, et qu’enfin, après de nombreuses fausses couches, sa génitrice enfantait d’une belle petite fille.
« Quel sera son prénom, mère ? » s’enquit-il de demander, tout en approchant ses doigts de la joue gauche de l’enfant, assoupie.
« Didyme. » C’est là qu’elle ouvrit les yeux ; deux grands yeux bleus, comme les siens. Une légère fossette au menton, comme la sienne, et un beau petit nez retroussé, encore une fois comme le sien. Ils se ressemblaient tant que cela fit bondir son cœur palpitant de joie. Sa mère perçut le bonheur de son fils aîné, et passa une de ses mains dans sa chevelure brune, le caressant avec une infinie tendresse.
« Tu es heureux ? » demanda Hestia, en se doutant silencieusement de la réponse qu’allait lui fournir sa chair et son sang. Aro n’eut pas à murmurer quoi que ce soit, un simple sourire servait de réponse. Un large sourire, à la fois fier, attendri, et compréhensif. Cette petite fille, sa sœur cadette, était la bonne. Cette fois, elle survivrait aux premiers mois, cette fois il aurait quelqu’un sur qui veiller. Quelqu’un à qui confier ses moindres secrets, ses rêves, ses projets d’avenir. Quelqu’un qui le soutiendrait quoi qu’il arrive, et le suivrait jusqu’au bout du monde.
Didyme était cette personne.
« Jusqu’à la fin de mes jours je promets de veiller sur son bien-être, mère. »``GRÈCE, ANNÉE 1270 AV. JÉSUS-CHRIST.Il fronça les sourcils, guettant au loin le visage familier de sa petite sœur, peinant à la retrouver dans cette clairière. Il l’avait perdue.
Son cœur palpitant s’affola au fil des secondes, incapable de se calmer. La peur s’insuffla en lui, la peur de l’avoir perdue pour toujours.
« Aro, regarde ! » siffla la petite voix fluette de Didyme, encore une jeune enfant, courant dans les champs avec un gros bouquet de fleurs entre ses petites mains blanches.
« C’est pour toi. » conclut-elle une fois arrivée à sa hauteur, le rouge aux joues, et un sourire à la fois gêné et fier. Aro, soulagé, masqua ses émotions durant quelques minutes, même si la joie de l’avoir retrouvée se bousculait en lui et enivrait ses sens.
Son frère l’observa longuement, d’abord silencieux, et acquiesça d’un hochement de tête ; s’emparant du délicat bouquet. Il la remercia d’un sourire sincère.
« Ma douce Didyme…Tu es bien aimable, cela me touche énormément. » lui avoua-t-il en se penchant légèrement vers elle dans le but de prendre sa joue gauche dans la paume de sa main, venant caresser la peau d’enfant du bout des doigts.
« Mais la prochaine fois, évite donc de t’éloigner veux-tu ? Je me suis inquiété. J’ai cru qu’il t’était arrivé malheur… »Sa Didyme avait bien grandi. Elle avait douze ans aujourd’hui. Et depuis toutes ces années il avait respecté sa promesse, en lui servant de guide spirituel, de figure masculine, de modèle, de protecteur. Il la regardait toujours avec ce même regard…celui d’un grand frère épris de sa cadette. L’idée même qu’il puisse lui arriver malheur le tailladait, le mettait dans une colère folle. Didyme était comparable à un diamant à l’état brut, un délicat joyau pur et brillant. Aro était comblé. Il prenait tellement soin de sa sœur, qu’il en devenait étouffant la plupart du temps, ne pouvant s’empêcher de lui demander de le suivre, de veiller à chacune de ses fréquentations, tout en l’avertissant des dangers extérieurs. Didyme aurait pu se plaindre depuis le temps, elle aurait pu se rebeller de l’emprise possessive et obsessionnelle que lui vouait son grand frère, et pourtant, jamais elle ne s’en était plainte ; jamais elle ne l’avait vexé en lui crachant qu’elle ne voulait pas de lui. Jamais.
Didyme était si douce et compréhensive. On aurait dit un ange.
Son ange, a lui, et a personne d’autre.Aro ne supportait pas ces regards insistants sur le corps de sa sœur, non, il les méprisait. Elle était sienne. Il avait tout simplement si peur pour elle, que son amour aveuglait son jugement et il ne parvenait plus à se rendre compte des limites qu’il franchissait année après année. Il savait au fond de lui-même que si un jour un homme venait à lui enlever, une partie de lui se briserait à jamais.
« Viens, rentrons à présent. C’est assez pour aujourd’hui. » lança Aro en prenant la main de sa sœur dans la sienne, après avoir jeté un regard menaçant sur un groupe de jeunes enfants situé non loin de là, qui les fixaient avec l’envie d’aller parler à Didyme pour lui demander si elle voulait jouer avec eux.
« Mais, Aro… » bredouilla la petite, en tournant sa tête vers le petit garçon qui l’avait aidée à confectionner ce bouquet de fleurs.
« Je leur ai promis qu’on jouerai ensemble s’il m’aidait et… »Fatigué, le visage d’Aro se crispa en une moue colérique.
« Didyme. » insista-t-il froidement.
« Je t’ai dit qu’il était temps de rentrer. Ce n’est pas des garçons pour toi. » termina le grec en fixant mauvaisement le petit garçon accompagné de ses trois frères qui avaient plus ou moins le même âge que lui ; entre six et douze ans.
« Bien Aro… » murmura Didyme, fautive, en baissant la tête.
« Mais est-ce qu’un jour tu me laissera jouer avec eux ? »Interdit, Aro hésita entre lui répondre honnêtement non. Mais il ne souhaitait pas la faire pleurer ou lui donner l’impression qu’il contrôlerait éternellement sa vie, jusqu’à décider du jour de sa mort. Même si c’était un peu la vérité.
« Peut-être… Un jour. »``GRÈCE, ANNÉE 1265 AV. JÉSUS-CHRIST.Il sentit le venin empoisonné de l’inconnu se répandre dans ses veines, faire bouillonner son sang comme jamais, mettant ses nerfs en feu, lui insufflant à jamais cette malédiction. Le visage crispé sous l’intense douleur qui ne cessait de parcourir ses membres, le forçant à crier, à hurler multiple supplications de toutes ses forces dans l’espoir qu’une quelconque divinité grecque vienne apaiser ses souffrances et mettre un terme à sa misérable vie. Jamais le grec n’avait autant souffert dans son existence, et à peine commençait-il à comprendre ce qu’il lui arrivait, qu’une bouffée de chaleur l’envahit et lui fit courber l’échine dans l’obscurité de la ruelle.
La dernière chose qu’il remarqua avant de sentir un froid glacial le frapper de plein fouet, fut le sourire machiavélique de l’inconnu qui l’avait mordu au cou sans vergogne. Ce dernier disparût l’instant d’après, lui susurrant quelques mots dans une langue qu’il ne connaissait pas. On l’abandonna dans la nuit, lui toujours recroquevillé au sol, courbé, espérant naïvement qu’une âme charitable viendrait le tuer, si cela était l’unique moyen pour faire taire cette douleur cuisante. Mais personne ne vint, et il était toujours seul dans cette ruelle. Ce ne fut qu’au bout de quelques heures qu’enfin il pu ouvrir les yeux sur ce nouveau monde qui s’offrait à lui. Isolé dans son coin, le grec cligna plusieurs fois des paupières, ressentant comme quelque chose de changer. Il se leva, sans un mot, et tout à coup, ça lui apparût. Comme un flash. Il voyait tout, entendait tout, sentait tout. Une odeur l’interpella, une odeur d’être humain qui lui faisait très envie. Aro semblait s’être réveillé avec l’irrésistible besoin de se nourrir ; ou plutôt de s’abreuver de quelqu’un. C’est à ce moment qu’il comprit ce qu’il était devenu.
Un vampire.
Assoiffé, de surcroît.
(…)
Il avait vu les mois défilés, guettant sa famille de loin, encapuchonné dans une cape noirâtre, incapable d’aller les trouver et les rassurer sur son état de santé. Ses parents ainsi que sa sœur le croyait mort depuis des semaines, c’est ce qu’on leur avait dit. Il avait vu les pleurs de sa sœur, à trois reprises. Une fois lorsqu’on lui annonça qu’il n’était plus. Puis lorsqu’un messager de l’armée grecque vint les avertir que leur père était mort au combat, puis une dernière fois, lorsque leur mère mourût accablée par le chagrin. Didyme était seule, vulnérable, et cela mettait Aro hors de lui. C’est à ce moment qu’il décida d’enfin intervenir, certes bien plus tôt que prévu, mais il se devait d’aller la trouver et la sauver.
Aro peinait intérieurement à l’idée de la souffrance physique qu’elle allait endurer, de ce qu’il s’apprêtait à faire d’ici quelques minutes. Mais il y était forcé. Elle ne pouvait poursuivre cette vie de mortelle, sans goût, sans intérêt, sans personne. Aro avait toujours prévu de revenir pour sa jeune sœur, car jamais il n’aurait pu envisager une vie éternelle sans elle à ses côtés pour le soutenir dans la majorité de ses projets. Et des projets, le jeune vampire en prévoyait énormément. Il avait désormais l’éternité devant lui pour tous les réaliser, même si l’impatience se faisait souvent sentir durant ces journées interminables. Il brûlait, brûlait à l’idée de fouler le sol en conquérant. Mais Aro ne pouvait revenir en vainqueur sans elle avec lui. C’était impossible.
S’il pouvait encore respirer, il aurait bien émit un soupir résigné, avant de pénétrer dans la maison qui l’avait vu grandir, lui et sa chère Didyme. Tendre Didyme…
« Aro ?! »Son cri, transformé à la fois en une question et une exclamation, résonna dans l’entièreté de la petite maisonnette en pierres grises. Didyme écarquilla ses grands yeux d’un bleu azuré de surprise. Elle ne pouvait y croire, ce devait être une illusion, un doux fantasme…
Elle se trouvait là, dans sa robe usée, ses cheveux châtains fins ondulants en cascade sur ses frêles épaules, la bouche légèrement entrouverte, blanche comme un linge, pétrifiée face à sa vue. Il darda sur sa sœur un regard empli de mélancolie, et également de culpabilité à mesure qu’il s’approchait d’elle, la laissant admirer ses yeux rougeâtres.
« C’est bien moi, ma douce. »A peine eut-elle voulut le questionner sur le pourquoi du comment, sur le fait qu’il l’ait lâchement abandonné pendant huit mois, qu’elle sentit l’ombre de son frère disparaître en une fraction de seconde et réapparaître derrière elle, lui murmurant qu’il était navré de ce qu’il avait a faire, ses lèvres fines plongées sur son cou. Un léger picotement la fit froncer les sourcils au début, puis ce qui s’échappa de sa bouche devint un cri d’agonie.
``GRÈCE, ANNÉE 350 APR. JÉSUS-CHRIST.« Aro ! » cria une voix dans son dos, cherchant à le rattraper. L’interpellé continua de l’ignorer, marchant d’un pas tranquille jusqu’à ses appartements.
Il claqua la porte brusquement en pénétrant dans sa bibliothèque, et voulut se retourner lorsqu’un visage visiblement furibond lui fit face. Érope.
« Je suis occupé, très chère, veux-tu me laisser vaquer à mes occupations ? » rétorqua le maître du clan d’un ton las.
Sans attendre la moindre réponse, le Volturi s’installa près de sa bibliothèque et chercha quelques rouleaux de parchemins qu’il souhaitait lire au plus vite.
« Didyme m’a parlé de tes escapades à Rome. » pesta la Volturi, les bras croisés contre sa poitrine.
« Comment peux-tu imaginer disparaître aussi longtemps sans moi ? »Aro aurait d’ordinaire confirmé les dires d’Érope, qui était avant tout sa garde du corps, et ce n’était pas pour rien qu’il l’avait recrutée dans son clan. Elle assurait sa protection. Mais…le grec ne souhaitait pas qu’elle le suive jusqu’au cœur de l’Empire Romain, surtout pour ce genre d’escapades. Elle n’aurait pas compris, elle se serait énervée, et elle l’aurait rapidement fatigué. Érope n’avait pas à tout savoir, et il ne comptait certainement pas lui parler de la jeune humaine. Elle aurait été capable de la blesser. Et étrangement, Aro ne souhaitait pas qu’il arrive quelque chose à sa poétesse romaine, il tenait bien trop à elle ; même si sa fierté le poussait à refouler instantanément ses sentiments naissants. Sulpicia était son secret, sa faiblesse. Il n’accepterait pas que quiconque entende parler d’elle tant qu’il ne l’aurait pas décidé.
« A vrai dire, si j’en ai parlé à ma sœur, c’est bien parce que j’imaginais qu’elle aurait conservé cette information pour elle… » dit-il d’un ton accusateur, la fixant avec un mélange d’incompréhension et de frustration.
« Je suis proche de ta sœur, cela me paraît évident qu’elle m’en aurait parlé à un moment donné… » Devant la réponse qu’il jugeait bien trop teintée d’arrogance d’Érope, le grec se pinça les lèvres, hésitant à se lever d’un bond et exploser. Ses mots le brûlaient. Il détestait la savoir discuter avec Didyme, il détestait simplement la savoir tourner autour de sa sœur dans l’espoir que cette dernière lui divulgue des informations à son sujet.
« Je ne suis pas sot, Érope, ni sourd, je sais très bien où va ton intérêt à te rapprocher de Didyme, et sache que je n’apprécie guère tes méthodes. » trancha Aro froidement, le plus sèchement possible, détachant chaque mot, de manière à ce qu’elle se rende compte de sa colère.
« Me suis-je bien fait comprendre ? »Comme elle était subitement devenue muette, il en profita pour ouvrir la porte d’un coup, et lui faire comprendre qu’il désirait qu’elle quitte la pièce et le laisse enfin seul. Érope ne se fit pas prier, visiblement toujours aussi remontée. Mais alors qu’elle passait près de lui, il agrippa son bras et la foudroya de son regard rouge.
« Il me semble que tu as oublié quelque chose. »Incrédule, la garde du corps blonde haussa les épaules et arqua un sourcil, surprise par les dires d’Aro. Mais en le sentant aussi insistant et frustré, elle commença à saisir le sens de sa phrase, et se mordilla la lèvre inférieure avant de souffler, non sans mauvaise foi :
« Cela ne se reproduira plus, Aro. »Malgré tout, le grec n’était toujours pas satisfait, alors il resserra son emprise un peu plus violemment sur le bras de sa garde du corps.
« Maître. »Sur ce, il la lâcha enfin, un fin sourire sarcastique naissant sur ses lèvres.
« Je suis heureux que nous nous soyons compris, ma tendre. »